« En ville aussi Piotr parlait quelquefois d'amour, mais cela sonnait tout autrement qu'à la campagne. En ville, nous sentions plus fortement le mur qui nous séparait : j'étais de haut rang, riche, lui était pauvre, pas même noble, fils de diacre, un simple juge d'instruction; tous deux, moi, par jeunesse, lui, Dieu sait pourquoi, nous estimions que cette muraille était très haute et très épaisse et quand il venait chez nous, en ville, il souriait d'un air affecté, critiquait la haute société et observait un silence maussade lorsqu'il y avait quelqu'un d'autre au salon. Il n'y a pas de muraille infranchissable, mais les héros des romans actuels sont, autant que je sache, trop timides, nonchalants et ombrageux, ils s'accommodent trop vite de l'idée qu'ils n'ont pas de chance, que la vie les a dupés;
Au lieu de lutter, ils se bornent à critiquer la médiocrité du monde, oubliant que leur critique même tourne peu à peu à la médiocrité.»
Tchékhov, Le Récit de Mme X...« Regardez cette vie : les forts sont insolents et oisifs, les faibles ignares, semblables à des bêtes ; alentour une invraisemblable pauvreté, des pièces surpeuplées, la dégénérescence, l'ivrognerie, l'hypocrisie, le mensonge... Pourtant, dans toutes les maisons et dans les rues, le calme et la tranquillité règnent : sur cinquante mille habitants d'une ville pas un qui crie ou s'indigne à haute voix. Nous voyons ceux qui vont faire leur marché, qui mangent le jour, dorment la nuit, qui disent leurs fadaises, qui se marient, qui vieillissent, qui traînent benoîtement leurs morts au cimetière ; mais nous ne voyons pas et n'entendons pas ceux qui souffrent, et tout ce qu'il y a d'horrible dans l'existence se passe quelque part en coulisse. Tout est calme, tranquille, seule proteste la statistique muette : tant de fous, tant de seaux de vodka bus, tant d'enfants morts de faim... Et un tel ordre est sans doute nécessaire ; sans doute l'homme heureux ne se sent-il bien que parce que les malheureux portent leur fardeau en silence, car sans ce silence le bonheur serait impossible. »
« [...] Un an plus tard, la guerre faisait irruption et dépouillait le monde de ses beautés. Elle ne détruisait pas seulement la beauté des paysages qu’elle traversait et les œuvres d’art qu’elle frôlait sur son chemin, elle brisait aussi notre fierté pour les acquisitions de notre culture, notre respect pour tant de penseurs et artistes, nos espoirs en un surmontement final des diversités de peuples et de races. Elle souillait la haute impartialité de notre science, faisait apparaître notre vie pulsionnelle dans sa nudité, déchaînait en nous les esprits mauvais que nous croyions durablement domptés par l’éducation poursuivie au long des siècles par les plus nobles d’entre nous. Elle rendait notre patrie de nouveau petite et le reste de la terre de nouveau lointain et vaste. Elle nous dépouillait de tant de choses que nous avions aimées, et nous montrait la caducité de maintes choses que nous avions tenues pour stables. Il n’y a pas à s’étonner que notre libido, si appauvrie en objets, ait investi avec une intensité d’autant plus grande ce qui nous est resté, que l’amour de la patrie, la tendresse pour nos proches et la fierté de nos points communs se soient brutalement renforcés. »
« (...) Comment est-il possible que la masse, par les moyens que nous avons indiqués, se laisse enflammer jusqu'à la folie et au sacrifice ? Je ne vois pas d'autre réponse que celle-ci : L'homme a en lui un besoin de haine et de destruction. En temps ordinaire, cette disposition existe à l'état latent et ne se manifeste qu'en période anormale ; mais elle peut être éveillée avec une certaine facilité et dégénérer en psychose collective. C'est là, semble-t-il, que réside le problème essentiel et le plus secret de cet ensemble de facteurs. Là est le point sur lequel, seul, le grand connaisseur des instincts humains peut apporter la lumière. »
Einstein, lettre adressée à Freud, "Pourquoi la guerre ?" - lettres complètes
« L’État en guerre se permet toutes les injustices, toutes les violences, dont la moindre déshonorerait l'individu. Il a recours, à l'égard de l'ennemi, non seulement à la ruse permise, mais aussi au mensonge conscient et voulu, et cela dans une mesure qui dépasse tout ce qui s'était vu dans des guerres antérieures. (...) Il ne faut pas, en outre, s'étonner de constater que le relâchement des rapports moraux entre les grands individus de l'humanité ait eu ses répercussions sur la morale privée, car notre conscience, loin d'être le juge implacable dont parlent les moralistes, est, par ses origines, de l'« angoisse sociale », et rien de plus. »
« Encore quelques millénaires sur la voie du siècle passé ! — et tout ce que fait l'homme révélera la sagesse la plus haute : mais pour cette raison, la sagesse aura justement perdu toute sa dignité. Il sera alors nécessaire, certes, d'être sage, mais cela sera aussi suffisamment habituel et commun pour qu'un goût plus noble ressente cette nécessité comme une chose vulgaire. Et de même qu'une tyrannie exercée par la vérité et par la science serait en mesure de faire monter le prix du mensonge, de même, une tyrannie de la sagesse pourrait susciter une nouvelle espèce de sens de la noblesse. Être noble — cela voudrait peut-être dire alors : avoir des sottises en tête. »
Nietzsche, "Le Gai Savoir"
« Vauvenargues dit que dans les jardins publics il est des allées hantées principalement par l’ambition déçue, par les inventeurs malheureux, par les gloires avortées, par les cœurs brisés, par toutes ces âmes tumultueuses et fermées, en qui grondent encore les derniers soupirs d’un orage, et qui reculent loin du regard insolent des joyeux et des oisifs. Ces retraites ombreuses sont les rendez-vous des éclopés de la vie.
C’est surtout vers ces lieux que le poëte et le philosophe aiment diriger leurs avides conjectures. Il y a là une pâture certaine. Car s’il est une place qu’ils dédaignent de visiter, comme je l’insinuais tout à l’heure, c’est surtout la joie des riches. Cette turbulence dans le vide n’a rien qui les attire. Au contraire, ils se sentent irrésistiblement entraînés vers tout ce qui est faible, ruiné, contristé, orphelin.
Un œil expérimenté ne s’y trompe jamais. Dans ces traits rigides ou abattus, dans ces yeux caves et ternes, ou brillants des derniers éclairs de la lutte, dans ces rides profondes et nombreuses, dans ces démarches si lentes ou si saccadées, il déchiffre tout de suite les innombrables légendes de l’amour trompé, du dévouement méconnu, des efforts non récompensés, de la faim et du froid humblement, silencieusement supportés.
Avez-vous quelquefois aperçu des veuves sur ces bancs solitaires, des veuves pauvres ? Qu’elles soient en deuil ou non, il est facile de les reconnaître. D’ailleurs il y a toujours dans le deuil du pauvre quelque chose qui manque, une absence d’harmonie qui le rend plus navrant. Il est contraint de lésiner sur sa douleur. Le riche porte la sienne au grand complet.
(...)
Je ne puis jamais m’empêcher de jeter un regard, sinon universellement sympathique, au moins curieux, sur la foule de parias qui se pressent autour de l’enceinte d’un concert public. L’orchestre jette à travers la nuit des chants de fête, de triomphe ou de volupté. Les robes traînent en miroitant ; les regards se croisent ; les oisifs, fatigués de n’avoir rien fait, se dandinent, feignant de déguster indolemment la musique. Ici rien que de riche, d’heureux ; rien qui ne respire et n’inspire l’insouciance et le plaisir de se laisser vivre ; rien, excepté l’aspect de cette tourbe qui s’appuie là-bas sur la barrière extérieure, attrapant gratis, au gré du vent, un lambeau de musique, et regardant l’étincelante fournaise intérieure.
C’est toujours chose intéressante que ce reflet de la joie du riche au fond de l’œil du pauvre. Mais ce jour-là, à travers ce peuple vêtu de blouses et d’indienne, j’aperçus un être dont la noblesse faisait un éclatant contraste avec toute la trivialité environnante.
C’était une femme grande, majestueuse, et si noble dans tout son air, que je n’ai pas souvenir d’avoir vu sa pareille dans les collections des aristocratiques beautés du passé.
(...)
La grande veuve tenait par la main un enfant comme elle vêtu de noir ; si modique que fût le prix d’entrée, ce prix suffisait peut-être pour payer un des besoins du petit être, mieux encore, une superfluité, un jouet.
Et elle sera rentrée à pied, méditant et rêvant, seule, toujours seule ; car l’enfant est turbulent, égoïste, sans douceur et sans patience ; et il ne peut même pas, comme le pur animal, comme le chien et le chat, servir de confident aux douleurs solitaires. »
Baudelaire, "Le Spleen de Paris" - texte intégral
« Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation ; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même ; aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfices. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même. Les artistes et les contemplatifs de toute espèce font partie de cette rare catégorie humaine, mais aussi ces oisifs qui passent leur existence à chasser ou à voyager, à s’occuper de galants commerces ou à courir les aventures. Ils cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au plaisir, et, s’il le faut, le plus dur travail, la pire peine. Mais, sortis de là, ils sont d’une paresse décidée, même si cette paresse doit entraîner la ruine, le déshonneur, les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent moins l’ennui qu’un travail sans plaisir : il faut même qu’ils s’ennuient beaucoup pour que leur travail réussisse. Pour le penseur et l’esprit inventif l’ennui est ce « calme plat » de l’âme, ce désagréable « calme plat » qui précède la croisière heureuse, les vents joyeux ; il faut qu’il supporte ce calme, en attende l’effet à part lui. C’est là précisément ce que les moindres natures ne peuvent pas obtenir d’elles ! Chasser l’ennui à tout prix est vulgaire, comme de travailler sans plaisir. Voilà peut-être ce qui distingue l’Asiatique de l’Européen : il est capable d’un repos plus long et plus profond ; ses narcotiques eux-mêmes n’agissent que lentement et réclament de la patience, au contraire du poison européen, l’alcool, d’une soudaineté répugnante.»
Nietzsche, "Le Gai Savoir"
Si nous n'avions pas approuvé les arts et inventé cette sorte de culte du non-vrai, la compréhension de l'universalité du non-vrai et du mensonge que nous procure maintenant la science - cette compréhension de l'illusion et de l'erreur comme conditions du monde intellectuel et sensible - ne serait absolument pas supportable. La probité aurait pour conséquence le dégoût et le suicide. Or, à notre probité, s'oppose une puissance contraire qui nous aide à échapper à de pareilles conséquences : l'art, en tant que consentement à l'illusion.
Nous n'empêchons pas toujours notre regard d'arrondir et d'inventer une fin: alors ce n'est plus l'éternelle imperfection que nous portons sur le fleuve du devenir - alors nous nous imaginons porter une déesse, et ce service nous rend fiers et enfantins. En tant que phénomène esthétique, l'existence nous semble toujours supportable, et, au moyen de l'art, nous sont donnés l'œil et la main et avant tout la bonne conscience pour pouvoir créer, de par nous-mêmes, un pareil phénomène.
Il faut de temps en temps nous reposer de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l'art, pour rire, pour pleurer sur nous; il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou que cache notre passion de la connaissance; il faut, de-ci de-là, nous réjouir de notre folie pour pouvoir rester joyeux de notre sagesse. Et c'est précisément parce que nous sommes au fond des hommes lourds et sérieux, et plutôt encore des poids que des hommes, que rien ne nous fait autant de bien que la marotte : nous en avons besoin devant nous-mêmes - nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin et bienheureux pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous.
Ce serait un recul pour nous de tomber tout à fait dans la morale, précisément avec notre probité irritable, et, à cause des exigences trop sévères qu'en cela nous avons pour nous-mêmes, de finir par devenir nous-mêmes des monstres et des épouvantails de vertu. Nous devons aussi pouvoir nous placer au-dessus de la morale : et non seulement nous y placer, avec la raideur inquiète de quelqu'un qui craint à chaque moment de glisser et de tomber, mais aussi pouvoir planer et jouer au-dessus d'elle!
Comment pourrions-nous pour cela nous passer de l'art, nous passer des fous? - et tant que vous aurez encore honte de vous-mêmes, en quoi que ce soit, vous ne pourrez pas être des nôtres!
« Comme nous nous éloignions du bureau de tabac, mon ami fit un soigneux triage de sa monnaie ; dans la poche gauche de son gilet il glissa de petites pièces d’or ; dans la droite, de petites pièces d’argent ; dans la poche de sa culotte, une masse de gros sols, et enfin, dans la droite, une pièce d’argent de deux francs qu’il avait particulièrement examinée.
« Singulière et minutieuse répartition ! » me dis-je en moi-même.
Nous fîmes la rencontre d’un pauvre qui nous tendit sa casquette en tremblant.
– Je ne connais rien de plus inquiétant que l’éloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à la fois, pour l’homme sensible qui sait y lire, tant d’humilité, tant de reproches. Il trouve quelque chose approchant cette profondeur de sentiment compliqué, dans les yeux larmoyants des chiens qu’on fouette. L’offrande de mon ami fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui dis :
« Vous avez raison ; après le plaisir d’être étonné, il n’en est pas de plus grand que celui de causer une surprise.
– C’était la pièce fausse », me répondit-il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalité.
Mais dans mon misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures (de quelle fatigante faculté la nature m’a fait cadeau !), entra soudainement cette idée qu’une pareille conduite, de la part de mon ami, n’était excusable que par le désir de créer un évènement dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la main d’un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier en pièces vraies ? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison ? Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire arrêter comme faux monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie. Tout aussi bien la pièce fausse serait peut-être, pour un pauvre petit spéculateur, le germe d’une richesse de quelques jours. Et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes à l’esprit de mon ami et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles.
Mais celui-ci rompit brusquement ma rêverie en reprenant mes propres paroles :
« Oui, vous avez raison ; il n’est pas de plaisir plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu’il n’espère. »
Je le regardais dans le blanc des yeux, et je fus épouvanté de voir que ses yeux brillaient d’une incontestable candeur. Je vis alors clairement qu’il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire ; gagner quarante sols et le cœur de Dieu ; emporter le paradis économiquement ; enfin attraper gratis un brevet d’homme charitable. Je lui aurais presque pardonné le désir de la criminelle jouissance dont je le supposais tout à l’heure capable ; j’aurais trouvé curieux, singulier, qu’il s’amusât à compromettre les pauvres ; mais je ne lui pardonnerai jamais l’ineptie de son calcul. On n’est jamais excusable d’être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu’on l’est ; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise. »
Baudelaire, "La fausse monnaie"
« Il est encore une autre cause de désillusion. Au cours des dernières générations, l'humanité a fait accomplir des progrès extraordinaires aux sciences physiques et naturelles et à leurs applications techniques ; elle a assuré sa domination sur la nature d'une manière jusqu'ici inconcevable. Les caractères de ces progrès sont si connus que l'énumération en est superflue. Or, les hommes sont fiers de ces conquêtes, et à bon droit. Ils croient toutefois constater que cette récente maîtrise de l'espace et du temps, cet asservissement des forces de la nature, cette réalisation d'aspirations millénaires, n'ont aucunement élevé la somme de jouissance qu'ils attendent de la vie. Ils n'ont pas le sentiment d'être pour cela devenus plus heureux. On devrait se contenter de conclure que la domination de la nature n'est pas la seule condition du bonheur, pas plus qu'elle n'est le but unique de l’œuvre civilisatrice, et non que les progrès de la technique soient dénués de valeur pour« l'économie » de notre bonheur. On serait, en effet, tenté de soulever cette objection : n'est-ce donc point pour moi un gain positif de plaisir, un accroissement non équivoque de mon sentiment de bonheur, que de pouvoir entendre à volonté la voix de mon enfant qui habite à des centaines de kilomètres, de pouvoir apprendre sitôt après son débarquement que mon ami s'est bien tiré de sa longue et pénible traversée ? Est-il donc insignifiant que la médecine ait réussi à réduire la mortalité infantile et, en une si extraordinaire mesure, les dangers d'infection de l'accouchée ; ou même encore à prolonger d'un nombre considérable d'années la durée moyenne de la vie de l'homme civilisé ? A de tels bienfaits, dont nous sommes redevables à cette ère pourtant si décriée de progrès scientifiques et techniques, on pourrait en ajouter toute une série, mais..., mais voici que s'élève la voix pessimiste de la critique ! La plupart de ces allégeances, insinue-t-elle, sont du même ordre que ce « plaisir à bon marché » prôné par l'anecdote connue : le procédé consiste à exposer au froid sa jambe nue, hors du lit, pour avoir ensuite le « plaisir » de la remettre au chaud. Sans les chemins de fer, qui ont supprimé la distance, nos enfants n'eussent jamais quitté leur ville natale, et alors qu'y eût-il besoin de téléphone pour entendre leur voix ? Sans la navigation transatlantique, mon ami n'aurait point entrepris sa traversée, et je me serais passé de télégraphe pour me rassurer sur son sort. A quoi bon enrayer la mortalité infantile si précisément cela nous impose une retenue extrême dans la procréation, et si en fin de compte nous n'élevons pas plus d'enfants qu'à l'époque où l'hygiène n'existait pas, alors que d'autre part se sont ainsi compliquées les conditions de notre vie sexuelle dans le mariage et que se trouve vraisemblablement contrariée l'action bienfaisante de la sélection naturelle ? Que nous importe enfin une longue vie, si elle nous accable de tant de peines, si elle est tellement pauvre en joies et tellement riche en souffrance que nous saluons la mort comme une heureuse délivrance ? »
Sigmund Freud, Malaise dans la culture, 1930.
« L'homme est lui aussi un animal doué d'une disposition non équivoque à la bisexualité. L'individu correspond à une fusion de deux moitiés symétriques dont l'une, de l'avis de plusieurs chercheurs, est purement masculine et l'autre féminine. Il est tout aussi possible que chacune d'elles à l'origine fût hermaphrodite. La sexualité est un fait biologique très difficile à concevoir psychologiquement, bien qu'il soit d'une extraordinaire importance dans la vie psychique. Nous avons coutume de dire : tout être humain présente des pulsions instinctives, besoins ou propriétés autant masculines que féminines ; mais l'anatomie seule, et non pas la psychologie, est vraiment capable de nous révéler le caractère propre du « masculin , ou du « féminin ». Pour cette dernière, l'opposition des sexes s'estompe en cette autre opposition : activité-passivité. Ici c'est alors trop à la légère que nous faisons correspondre l'activité avec la masculinité, la passivité avec la féminité. Car cette correspondance n'est pas sans souffrir d'exceptions dans la série animale. La théorie de la bisexualité demeure très obscure encore et nous devons en psychanalyse considérer comme une grave lacune l'impossibilité de la rattacher à la théorie des instincts. Quoi qu'il en soit, si nous admettons le fait que, dans sa vie sexuelle, l'individu veuille satisfaire des désirs masculins et féminins, nous sommes prêts à accepter aussi l'éventualité qu'ils ne soient pas tous satisfaits par le même objet, et qu'en outre ils se contrecarrent mutuellement dans le cas où l'on n'aurait pas réussi à les disjoindre ni à diriger chacun d'eux dans la voie qui lui est propre. »
Sigmund Freud, Malaise dans la culture, 1930.
« Ce que l’on appelle « bonheur », au sens le plus strict, jaillit de la satisfaction relativement rapide de besoins portés à haute tension, et n’est par nature possible que comme phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation désirée par le principe de plaisir donne pour résultat un tiède sentiment d’aise ; nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons jouir intensément que d’un contraste, et fort peu d’un état. »
Sigmund Freud, Malaise dans la culture, 1930.
« Il faut récuser l’idée d’une faculté originelle, pour ainsi dire naturelle, de distinguer le bien et le mal. Souvent, le mal n’est pas ce qui est nuisible ou dangereux pour le moi, mais au contraire quelque chose qu’il souhaite et lui fait plaisir. Ici se montre donc une influence étrangère, qui détermine ce que doivent signifier bien et mal. Comme son propre sentiment aurait conduit l’homme sur d’autres voies, celui-ci doit avoir un motif de se soumettre à cette influence étrangère. De par l’impuissance de l’homme et sa dépendance à l’égard des autres, ce motif est facile à découvrir, et c’est en termes de peur de la perte d’amour qu’on peut le mieux le désigner. Si l’homme perd l’amour de cet autre dont il est ddépendant, il est privé aussi de protection contre toutes sortes de dangers, et s’expose surtout au danger de voir cet être surpuissant lui prouver sa supériorité sous forme de punition. Au début, le mal est donc ce pourquoi on est menacé d’une perte d’amour ; c’est par peur de cette perte d’amour qu’on doit l’éviter. C’est pourquoi il importe peu qu’on ait déjà fait le mal oiu qu’on veuille seulement le faire ; dans les deux cas, le dnger ne survient que lorsque l’autorité découvre la situation, et dans les deux cas elle se comporterait de manière semblable. On appelle « mauvaise conscience » cet état, mais en réalité il ne mérite pas ce nom, car à ce niveau, la conscience de culpabilité n’est qu’un peur de la perte d’amour, une peur « sociale ». Chez le petit enfant, cela ne peut jamais être autre chose, mais même chez beaucoup d’adultes le seul changement est le remplacement des parents par une communauté humaine plus grande. C’est pourquoi ils se permettent régulièrement de commettre le mal qui leur promet de l’agrément, pourvu qu’ils soient sûrs que l’autorité n’en saura rien on ne pourra rien leur faire, et leur seule peur est d’être découverts. C’est avec cet état que la société doit en général compter de nos jours.
Un grand changement intervient seulement lorsque l’autorité est intériorisée par le fait qu’un surmoi est érigé. Par là, les phénomènes de conscience morale sont élevés à un stade nouveau, au fond c’est seulement à ce moment qu’on devrait parler de conscience morale et de sentiment de culpabilité. À présent disparaît la peur d’être découvert, et, totalement, la différence entre faire le mal et vouloir le mal, car rien ne peut se cacher du surmoi, pas même les pensées.
(...)
Le surmoi est une instance déduite par nous, la conscience morale une fonction que nous lui attribuons parmi d'autres, qui doit surveiller et juger les actions et les intentions du loi, et qui exerce une activité de censure. (...) Nous sommes donc souvent forcés, dans une intention thérapeutique, de combattre le surmoi et nous efforçons de rabaisser ses prétentions. Nous pouvons élever des objections tout à fait semblables à l'encontre des exigences éthiques du surmoi culturel. Lui non plus ne se préoccupe pas assez des faits constitutifs de l'âme humaine, il édicte un commandement et ne demande pas s'il est possible à l'homme de l'observer. Bien plus, il suppose que tout ce dont il charge le moi est psychologiquement possible à ce dernier, et qu'il revient au moi d'exercer une domination sans limite sur son ça. Exige-t-on davantage, alors on engendre chez l'individu la révolte ou la névrose, ou alors on le rend malheureux. Le commandement "aime ton prochain comme toi-même" est la défense la plus forte contre l'agression humaine, et un exemple excellent des procédés non psdychologiques du surmoi culturel. Le commandement est irréalisable : une si grandiose inflation de l'amour ne peut qu'en rabaisser la valeur, et non éliminer la nécessité. La culture néglige tout cela ; elle rappelle seulement que plus l'observance d'un précepte est difficile, plus elle est méritoire. »
Sigmund Freud, Malaise dans la culture, 1930.
Enfin, suppose que la Nature tout à coup parle, et gourmande ainsi un des nôtres : « Mortel, qu’as-tu donc de si triste pour t’abandonner à une douleur si amère ? pourquoi accueilles-tu la mort avec des gémissements et des larmes ? Si tu as passé jusque-là une douce existence, si tous les avantages ne furent point accumulés dans un vase sans fond, qui les a répandus et dissipés sans charme, que tardes-tu ? Convive rassasié de la vie, va-t’en, et résigne-toi, pauvre fou, à dormir en paix. Si, au contraire, toutes les jouissances se perdent écoulées de ton âme, si l’existence ne t’offre qu’aspérités, pourquoi veux-tu entasser encore de misérables jours, encore sans fruit, et que tu consumeras sans joie ? Ne vaut-il pas mieux achever ta vie, pour achever tes peines ? Car enfin, je suis au bout de mes œuvres, et ne puis rien inventer qui te plaise : tout demeure toujours le même. La vieillesse ne flétrit pas ton corps, tes membres ne succombent point à la fatigue des ans : Eh bien ! tu ne verras jamais que les mêmes choses, ton existence dût-elle triompher de mille siècles, ou plutôt échapper à la mort. » Que répondre, sinon que la nature nous fait une juste querelle, et plaide la cause de la vérité ? [...] Oui, la vieillesse recule toujours, chassée par la fleur renaissante des êtres ; [...] La chaîne des existences se prolonge sans interruption : nul ne devient possesseur de la vie, tous en font usage.
Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus, De la nature - Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868, p. 44-65