L'amie
Porte-la, ta couronne. Je t’en construis une toute neuve si tu veux. Défais tes nœuds, desserre les poings, colle-toi devant un miroir et regarde mieux. Prends mes yeux ! Eux, qui ont tout vu de toi, qui t'ont transpercée de part en part. Les allés et venus de ton corps tout entier, le creux à la racine de ton cou qui danse en aller-retour, au mouvement des deux os tout droits qui surplombent ta poitrine, gonflant tes épaules quand tu respires ; en remontant vers ta mâchoire détendue à l’inspiration, mes yeux l'ont vu : tes narines frémissent quand tu souffles, ce même battement d’ailes du nez quand on pleure - parce que chaque expiration te rappelle que le temps passe, et tu détestes ça - ; puis, encore un peu plus haut, tes pommettes contractées quand tu souris, une fossette dessinée dans tes sourires gênés... ornés de tes cheveux qui tombent en pluie de soie le long de ton dos, devant ton front, certaines mèches assises sur tes trapèzes, et tes oreilles apparentes, toujours à l’air, tes oreilles qui m’achèvent et qui ne sont rien d’autre qu’une invitation à la caresse, à la morsure ! Regarde-toi mieux ! Qui pourrait t’en vouloir ? Comprends-le : tu peux faire ce que tu veux, n’importe qui te pardonnerait n’importe quoi au prix unique d’avoir le droit de continuer à te regarder, car tu nous observes toi aussi, tu renvoies toujours la balle. Tu sers plus que tu ne dessers, je peux te l’assurer. Quand je m’agace, que mon impulsivité me fait dire des bêtises, il n’y a que ta douceur intelligente pour me faire réaliser que je vais trop loin. Tu m’économises du temps perdu. Tu me rajeunis.
Rassure-toi, le temps ne te prend rien, il est déjà derrière, déjà passé, c'est fini. Tu n’y peux rien, vieillir - tu n’es pas au-dessus de ça, et tant mieux. On vieillira en même temps, on s’accompagnera.
En toi le dépaysement, alors on ne s’épuise jamais, comme le fado toujours lointain, la douceur des voix mélancoliques qu’on se réserve dans nos moments intimes et solitaires. Je te prête la voix d’Amalia Rodrigues, jamais obsolète, toujours révélatrice des cœurs battants et parfaitement juste, écoute-la. La pureté saccadée de la guitare pincée, c’est ton humour et ta tendresse en même temps.
« Mémoires » - 2017
La dernière fois
Faudrait-il que le musicien joue ce soir comme si c'était la dernière fois ? On le lui a conseillé. Si c'était la dernière fois, il lui faudrait tout donner, autant qu'à l'amoureuse partie après le dernier câlin - celui qui se doit d'être mémorable, celui pour lequel on s'épuise, qui dépasserait tous les précédents, il le faut. La dernière fois, parce qu'après c'est la mort, la rupture. Si c'est la dernière fois, alors le musicien sait qu'on ne l'attendra plus, il ne lui reste que cette scène pour donner à sa mémoire la puissance éternelle ; ici, il dira ses derniers mots, dans l'inquiétude d'en oublier peut-être, qu'importe ! Oserait-on reprocher d'avoir joué faux à celui que la dernière mesure et le dernier chant a tué ? Les derniers mots du condamné, pourvu qu'il soit philosophe, pourvu qu'il soit plus courageux que tous les hommes, et qu'au lieu de mendier sa survie ou d'achever son discours par des futilités, s'adresse au monde comme pour dire : « si seulement vous m'aviez écouté plus tôt ! » - Alors tous le regarderaient le souffle coupé, rendus silencieux, ébahis, abasourdis de n'avoir pas su plus tôt à quel point il était un poète ; il irait certainement à la potence la tête haute dans un fulgurant ravissement de lui-même, et sa sentence l'aurait sauvé de sa vie misérable ! Non - que de mensonges, que d'attributs célestes accordés aux plus simples des Hommes, dont ils n'ont que faire ! Faudrait-il que le musicien joue ce soir comme si c'était la dernière fois ? Qu'il ne le fasse jamais ! Peut-être le ciel et l'enfer attendent-ils déjà la représentation suivante, non pas la dernière, mais l'éternelle pénultième, peut-être Deleuze se tient-il là devant la scène, le dernier verre dans la main, préparant sa critique !
Musiciens, danseurs, amoureux, humains, ne vivez pas ce soir comme si c'était le dernier, car la vie passée est déjà bien trop longue et son ventre est gonflé de souvenirs qu'elle ne peut accoucher. Car, pesante et si lourde, elle a mis sur vos épaules et dans vos bras bien trop de secrets, et plus que de mesures, beaucoup de regrets. Délestez-vous sur la scène que vos pieds vont fouler, chantez et jouez, à ces jeux de l'enfance qui interdisent la mort, à ces courses folles qui vous ont fait tomber, douleurs qui n'étaient alors qu'expériences à vivre ; rejouez les matins toujours nouveaux des jeunes années, les croissants et le lait aux saveurs magiques - tout était magique - jouez ce soir comme si vous étiez innocents, comme si la mort n'existait pas, comme si c'était la toute première fois !
« L'inconscient de l'artiste : le mystère du moment créatif » - 2023
Rencontre des contraires
Le caractère heureux que communément l’on attribue à la qualité procréatrice tient probablement plus d’une habileté que d’une félicité : le corps de la femme fondatrice s’érige en berceau capable de contenir à la fois la bonne et la mauvaise santé, comme lieu privilégié d’un syncrétisme mysthico- scientiste, ce qui ne manque pas de jeter le trouble sur le recours au diagnostic. Car alors, il est à comprendre que la quantité ou l’intensité de symptômes ne traduit pas nécessairement la maladie, moins encore sa gravité 1. La tâche du médecin, sa posture éthique et scientifique, se fondent dès lors sur une équivocité importune — peut-être ceci explique-t-il la latente dissension qui les pousse à se recroqueviller sur leurs acquis cliniques ?
Comment agir, face à cet être à la santé duelle, héritière d’Eve la fautive, Eve la mère de tous les hommes ? Il faudrait le traiter normalement — c’est à dire tel qu’il aurait été fait avec un individu à l’état anormal, et pervertir au moyen de pourcentages et de graduation le malaise miraculeux : « sur une échelle de 1 à 10, à combien avez-vous mal ? ». Ici, en ce lieu particulier du corps créateur, le désordre est signe de bonne santé : le mal se fait la preuve ultime, indiscutable, d’une vie à venir — tout va bien. S’il eût fallu, à partir de ce cas particulier du corps de la femme, formuler la description de la bonne et de la mauvaise santé — qu’elle soit physique ou mentale —, nous nous en trouverions fort embarrassés puisque le postulat d’une telle dichotomie instaure d’emblée que l’un doive chasser l’autre, ce en quoi cet exemple donne tort. Pour le reste, quand on est malade, on est « un malade ». Comment donc ? Quand on est sain, on est Saint ? Voici, sûrement, ce qu’il est à entendre : toute manifestation du corps perçue comme anormale, une fois pris dans le souci du détail, de l’unique, de la subjectivité, confère à la normalité un non- sens.
Santé de l’âme. — (...) Il importe de connaître ton but, ton horizon, tes forces, tes impulsions, tes erreurs et surtout l’idéal et les fantômes de ton âme pour déterminer ce que signifie la santé, même pour ton corps. Il existe donc d’innombrables santés du corps ; (...) et plus on désapprend le dogme de « l’égalité des hommes », plus il faudra que nos médecins perdent la notion d’une santé normale, d’une diète normale, du cours normal de la maladie. 2
1 L’endométriose en est un excellent exemple ; cette affection, dont le stade le plus grave est caractérisé par une infertilité, peut se manifester de façon particulièrement spectaculaire même dans les cas les moins inquiétants. Les symptômes peuvent être des vomissements, des maux de ventre intenses, des évanouissements, des tremblements, une sensation de fièvre ou encore des vertiges, ceux-ci se répétant à chaque cycle, sans pour autant témoigner d’une quelconque aggravation. Par conséquent, l’impact sur la vie psychique des patientes affectées est tout à fait péremptoire. Néanmoins, le politique, la médecine et les médias continuent d’ignorer cette « partie symptomatique » de la maladie, en ne se concentrant que sur les affections physiques dans les débats et même dans les témoignages.
2 NIETZSCHE Friedrich (1901), Le Gai Savoir, Paris, Flammarion, 2020.
« Le corps à l'épreuve de l'exercice spirituel » - 2024
Point de chute
L’acharnement — certes critiquable, mais qui ne remet pas en cause l’investissement et la bonne volonté des médecins — à exercer le soin, non pour, mais sur le sujet afin qu’il retourne à l’état de normalité physique et psychique se fonde sur une confusion. La théorie médicale désigne en effet la santé normale à la fois comme état habituel des organes que comme visée idéale de la thérapeutique3. Caractériser la santé mentale normale en tant que point de départ et point d’arrivée, et faire fi du chemin substantiel qui fait de l’espace vide un plein entre les deux — autrement nommé « pathologie » mais nous lui préférons le nom de « vie » —, dévoile la liaison irrémédiable entre le normal et l’injonction normative. Combien de patients en cure analytique se seront adressés à leur analyste dans l’espoir d’être « rendus normal », comme une prise universelle disposée à se brancher partout ! Et combien se sentent méchants parmi les gentils ! L’effet du normal, vers lui et par lui, advient d’une adéquation à une valeur biologique ou morale surmoïque — sous couvert d’une promesse, teintée de démagogie, d’une volonté d’égalité entre les hommes. Il faut, pour cela, nettoyer, aseptiser, faire place nette à la binarité : rendre souple ce qui est contracté, rendre impassible ce qui tremble, rendre fort le faible, s’arrimer coûte que coûte, écraser les sciences molles par les sciences dures, le rationnel contre le nébuleux, la preuve contre le rêve, le dedans en dehors du dehors. Car l’extérieur est néfaste et inconsistant, l’intérieur est faste et matière ; les territoires occidentaux poursuivent leur enfermement contre les flux extra-territoriaux, les mauvais élèves sont séparés des bons ; la maladie est dehors, l’hygiène est dedans, la tique doit être tuée avant d’atteindre la chair, car alors, si les deux se confondent, il y a disharmonie et risque d’infection.
La réciprocité entre la pulsion de mort et la pulsion de vie n’est plus à démontrer. L’impartialité du plaisir poursuit pourtant son hégémonie, en tant que visée ultime régissant dans sa course le comportement, les choix, les mouvements des hommes. L’agir se confine au bénéfice du résultat, le mérite revient à celui qui saura combattre sa souffrance et sa peine par l’effort et la sueur. Il y a ceux-là, et ces autres « qui ne sont rien » : le mérite est élitiste, la volonté est uniforme et unilatérale, et tous les yeux se tournent vers le même sommet. Plus de paradoxe ! Car la volonté de réussite s’accommode d’une vérité unique pour toutes et tous : ce qui ne tue pas te rend plus fort. L’harmonie n’est alors rendue possible qu’à la condition d’exclure des corps et des pensées tout ce qui serait de valeur négative, au moyen d’une médecine qui s’ingénie à prolonger la vie et s’évertue à repousser la fatalité de la mort par la connaissance, et au mépris d’une naïveté toutefois cruciale et bénéfique à la curiosité du monde. Celui-ci se tiendrait là, corps silencieux, face à nos têtes parlantes — la connaissance est cérébrale et se forme de mots ; une prosopopée suffirait-elle à l’univers pour qu’enfin l’on cesse de décapiter l’être ? Car alors il faudrait posséder la vie pour que soit résolue l’énigme de l’existence, ou plus que résolue, chassée de bout en bout selon le dogme de l’utile.
« Enfin, suppose que la Nature tout à coup parle, et gourmande ainsi un des nôtres : « Mortel, qu’as-tu donc de si triste pour t’abandonner à une douleur si amère ? pourquoi accueilles-tu la mort avec des gémissements et des larmes ? Si tu as passé jusque-là une douce existence, si tous les avantages ne furent point accumulés dans un vase sans fond, qui les a répandus et dissipés sans charme, que tardes-tu ? Convive rassasié de la vie, va-t’en, et résigne-toi, pauvre fou, à dormir en paix. Si, au contraire, toutes les jouissances se perdent écoulées de ton âme, si l’existence ne t’offre qu’aspérités, pourquoi veux-tu entasser encore de misérables jours, encore sans fruit, et que tu consumeras sans joie ? Ne vaut-il pas mieux achever ta vie, pour achever tes peines ? Car enfin, je suis au bout de mes œuvres, et ne puis rien inventer qui te plaise : tout demeure toujours le même. La vieillesse ne flétrit pas ton corps, tes membres ne succombent point à la fatigue des ans : Eh bien ! tu ne verras jamais que les mêmes choses, ton existence dût-elle triompher de mille siècles, ou plutôt échapper à la mort. » Que répondre, sinon que la nature nous fait une juste querelle, et plaide la cause de la vérité ? [...] Oui, la vieillesse recule toujours, chassée par la fleur renaissante des êtres ; [...] La chaîne des existences se prolonge sans interruption : nul ne devient possesseur de la vie, tous en font usage. »4
3 CANGUILHEM Georges, Le normal et le pathologique, Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2013, p. 11-22.
4 Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus, De la nature - Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868, p. 44-65
« Le corps à l'épreuve de l'exercice spirituel » - 2024
Mon royaume pour une identité !
La tête pense et s’active à rendre le corps hermétique. Le vouloir est animé par la lutte d’une existence saine qui se fait définition d’une sagesse moderne qu’à tort on continue d’attribuer aux stoïciens. L’effort corporel s’exécute sous l’injonction du mental « coachable » : les outils sont donnés, ils servent à confondre la maîtrise de soi avec le contrôle sur soi. Et l’on omet d’admettre la violence qui résulte d’un tel combat contre soi-même.
Et finalement la grande question demeurerait ouverte : savoir si (...) notre soif de connaissance et de connaissance de soi n’a pas autant besoin de l’âme malade que de l’âme bien portante : en un mot si la seule volonté de santé n’est pas un préjugé, une lâcheté, et peut-être un reste de la barbarie la plus subtile et de l’esprit rétrograde. 5
Que penser, dès lors, d’un ouvrage tel que le DSM-5, dans lequel le champ lexical de l’adaptabilité abonde — que Nietzsche nomme brillamment « barbarie subtile » ? Malgré les efforts d’une introduction6 supposée faire valoir l’importance réflexive et critique des sciences sociales nécessaire à l’établissement de critères et donc à l’évaluation des troubles mentaux dans leur contexte socio-culturel, le DSM-5 perpétue une vision fossilisée des affections psychiques, en dépit d’une volonté à introduire un petit peu de dimensionnel dans une approche jusqu’ici catégorielle 7 . Par exemple, en boudant le signifiant « névrose », trop psychanalytique, pour le remplacer par celui de « névrosisme »8, ou en s’abstenant de définir les termes faisant référence à une présupposée normalité, tels que « l’indépendance personnelle à la maison ou en collectivité » ou la « responsabilité sociale ». Qu’une étude philosophique et sociale ne soit pas la mission d’un dictionnaire se conçoit ; mais le paradigme propre à un ouvrage tel que le DSM-5, son utilisation par les professionnels de santé et sa diffusion par une médiatisation de convenance qui se déprend de tout effort critique et lui donne la prétention de vérité ne peut que nous interroger quant à l’impact provoqué sur la manière de percevoir le corps. Ce choix d’exclusion de certaines sciences humaines9 dans un ouvrage destiné à définir, pour toutes et tous, et à recenser les divers troubles mentaux de la société contemporaine renforce la figure aliénante du médecin et du psychologue, dont le pouvoir ne réside plus que dans son statut d’exécutant. Cette censure et cette négligence volontaire assoient l’enfermement de la « folie » dans sa relation univoque à un comportement normatif de l’individu, et, non content de s’attaquer au corps et à l’intime, poursuit son affaire jusqu’au creux même des pensées et des rêves, au service d’un supposé universalisme.
Qu’est-ce à dire ? Que la connaissance de soi doit se protéger d’une pensée unique, sans quoi l’existence d’une différence ne serait plus perçue comme une richesse, mais comme une revendication identitaire. La mode — osons le terme — du HPI, dont l’accès au diagnostic n’est autorisé qu’à une partie de la population qui soit apte à se l’offrir, a suscité un engouement spasmodique dans le débat public ; et la possibilité de guérison de la névrose, affect nommant la souffrance des hommes à devoir réfréner leur pulsion pour se conformer au dogmatisme d’un Surmoi écrasant, se voit polluée par la souscription catégorique à un acronyme devenu croyance, en tant qu’il se fait vérité rationnelle d’une dépolitisation des facteurs culturels et sociaux susceptibles de l’expliquer. La souffrance n’a donc plus de cause externe : elle est innée, et ne peut se départir de la culpabilité qui en incombe que grâce à une réassurance résultant de la question identitaire. Ainsi, l’identité ayant supplanté l’énigme, l’anormal lui aussi peut devenir normal.
4 Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus, De la nature - Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868, p. 44-65
5 NIETZSCHE Friedrich (1901), Le Gai Savoir, Paris, Flammarion, 2020.
6 se référer à l’annexe n°4
7 SARAGA Michael, À propos du DSM-V, Revue Médicale Suisse, 2010.
8 Réjouissons-nous cependant de la présence de B.Hanin, seul et unique représentant de la psychanalyse parmi les nombreux traducteurs du DSM-5 ; B. Hanin qui publia en 2006 un billet sur le thème d’un débat entre la psychanalyse et de la psychothérapie, dont nous citerons ce bref passage — celui-ci permettant d’introduire rapidement le positionnement de l’auteur et des co-auteurs : « Pour nombre d’entre nous, les TCC ne sont pas des psychothérapies et leur rationalité technique procède d’une démarche psychorééducative permettant la réhabilitation de scénarios et de schémas d’apprentissage sinistrés. C’est toute une conception cognitivo-instrumentale de l’individu qui fait bien souvent du psychologue l’instrument d’un pouvoir qui transforme l’homme en instrument pour reprendre la célèbre phrase de Canguilhem. »
9 la psychologie, la criminologie, la psychiatrie ayant été rendues complices du contrôle des corps et du formatage des pensées et des comportements, comme l’écrit Martine Lefeuvre Déotte dans son article intitulé « Foucault : le corps, le pouvoir, la prison », nous ne pouvons affirmer avec certitude qu’un certain écrémage n’ait pas été effectué parmi ces sciences humaines.